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Un projet culinaire dans une S.E.G.P.A. atypique
1) La S.E.G.P.A. Dargent : une spécificité
méconnue
Dès sa création en 1978 la S.E.S. (appellation de
l'époque) du Collège Marcel DARGENT a fonctionné différemment des
autres Sections du secteur de l'Adaptation et de l'Intégration Scolaire (A.I.S.).
Sa directrice l'avait baptisée S.E.S. d'Adaptation et la population
accueillie était composée majoritairement d'élèves d'intelligence
quasi normale mais ayant de grosses difficultés en lecture, écriture et
même en calcul ; tous ces troubles pouvant se regrouper sous la
dénomination : dyslexie.
Notre Administration de tutelle ne reconnaît pas
officiellement cette spécificité mais force est de reconnaître que les
secrétaires de C.C.P.E. (Commission de Circonscription Pré-élémentaire
et Elémentaire) et la C.C.S.D. (Commission de Circonscription du Second
Degré) sélectionnent des jeunes d'intelligence normale et en grande
difficulté de lecture et d'écriture donc en échec scolaire massif pour
les orienter à la S.E.S. d'Adaptation du Collège.
Depuis plus de quinze ans, les enseignants, dont il
faut remarquer la grande stabilité, ont développé un savoir-faire quant
à ce type de population.
Rien de spectaculaire, mais que de l'efficace !
Au contact de certains orthophonistes, voire de
professeurs de la Faculté de Médecine, qui suivent nos élèves, les
enseignants ont créé de petits exercices simples s'emboîtant dans une
progression qui ne met jamais le jeune en difficulté dans sa construction
de réponses aux diverses situations d'apprentissage qui lui sont
proposées. Ce travail a pour finalité de placer des passerelles sur les
échecs produits par les effets de la dyslexie et aussi de gommer peu à
peu le retard et l'échec scolaire.
Conscients de ce savoir-faire, il y a un an, nous
avons voulu en informer d'autres enseignants. Nous expliquerons
ultérieurement les enjeux de cette communication sur l'avenir de notre
S.E.G.P.A.
2) Un enjeu pour la S.E.G.P.A. : Lire c'est
comprendre
Notre propos va s'articuler autour d'un travail
global de lecture, écriture, réalisation d'une recette de cuisine entre
une classe de 6ème et une classe de 4ème ainsi
qu'une mise en synergie des autres classes de la S.E.G.P.A. autour de ce
projet. Ce travail s'inclut dans une des multiples réponses aux
difficultés engendrées par la dyslexie.
Afin d'apporter de la clarté à notre exposé, nous
allons, dans un premier temps, analyser les problèmes repérés dans
l'activité lecture/écriture avec l'aide de quelques repères
théoriques.
Notre propos s'articulera autour du travail de
Bernard LAHIRE dans "Culture écrite et inégalités scolaires".
Bernard LAHIRE évoque les transformations du
système scolaire au XXe siècle. Ce système était
constitué, de façon simplifiée, de deux réseaux : l'école
primaire gratuite d'une part, le collège et le lycée payant d'autre
part. La répartition des élèves entre ces deux pôles s'opérait
clairement sur la base de l'origine sociale. A la suite d'une série de
transformations institutionnelles, ces deux pôles ont eu tendance à
s'unifier tandis que la réussite sociale et professionnelle a dépendu de
plus en plus fortement du niveau scolaire. Ainsi, des enfants jusque là
séparés par leur appartenance sociale, se sont retrouvés scolarisés
dans les mêmes lieux, évalués selon les mêmes catégories scolaires
d'entendement et par les mêmes enseignants. Avant, on n'échouait pas
lorsque l'on n'accédait pas au lycée et l'avenir professionnel ne
dépendait pas autant du degré de qualification scolaire. Au regard des
critères de compétence en lecture, orthographe, rédaction (qui
fonctionnaient très bien dans la mesure où ils s'appliquaient à des
populations scolaires en adéquation avec ces exigences), les nouveaux
élèves, qui ne s'arrêtent plus au niveau de l'école primaire mais
accèdent au collège, apparaissent comme de mauvais lecteurs,
non-lecteurs ou "illettrés". C'est à partir des années
soixante que l'échec scolaire va devenir une préoccupation constante des
milieux pédagogiques et un problème social.
Selon Bernard LAHIRE, dans la logique d'ensemble de
la formation sociale, les formes sociales scripturales sont dominantes
tandis que les formes sociales orales sont dominées. Cette non maîtrise
des formes sociales serait le signe d'une résistance et d'un rejet (pas
forcément volontaire) se fondant sur un type de rapport au langage et au
monde différent : ce serait un rapport oral - pratique au langage et
au monde, formé au sein de formes sociales orales. Il ne s'agit pas d'une
non maîtrise de sa vie ou de son environnement en général mais d'une
non maîtrise des formes sociales dominantes spécifiques.
En étudiant l'usage de l'oral et le rapport de
l'écrit dans une perspective historique, Anne-Marie CHARTIER a remarqué
qu'au XIXe siècle, lorsqu'il y avait en France plusieurs
langues régionales et une multitude de patois, il s'était opéré au
sein de l'école une différenciation entre la langue privée (employée
à la maison) et la langue officielle qui était enseignée dans les
écoles (le français). Aujourd'hui, on est confronté, selon elle, à une
situation similaire car la langue de scolarisation n'est pas la langue des
communications ordinaires. En effet, il existe une langue scolaire qui
permet de parler de la langue française elle-même. Quand on apprend aux
enfants ce qu'est une lettre, une syllabe, un adjectif, on utilise une
langue qui est faite pour parler de l'écrit. L'échec scolaire pourrait
provenir de la séparation entre la langue maternelle, qui est l'oral
spontané des enfants et la langue scolaire qui serait une langue
artificielle. Il faudrait peut-être laisser les enfants entrer dans la
langue écrite en parlant de ce qu'ils connaissent et vivent au quotidien.
Bernard LAHIRE considère que le rapport scolaire au
langage est central dans la production des inégalités scolaires. En
effet, en observant le déroulement de l'enseignement lire-écrire à
l'école, il indique que l'école entretient un rapport spécifique avec
le langage qu'elle considère comme un outil d'expression orale et écrite
mais également comme un objet qui est étudié selon différents points
de vue (grammatical, lexical, phonologique, orthographique…). Les
élèves qui échouent ne parviendraient pas à considérer le langage
comme quelque chose qui est dissociable du sens qu'il produit, de ce qu'il
permet d'évoquer, de dire, de faire… alors que l'école présente le
lire - écrire comme un objet d'étude en lui-même.
Bernard CHARLOT nous dit même que l'échec scolaire
n'existe pas. Ce qui existe, ce sont des élèves en échec, des histoires
scolaires qui "tournent mal". Ce sont ces élèves, ces
situations, ces histoires qu'il faut analyser.
Anne-Marie CHARTIER propose de s'appuyer sur une
pédagogie de la parole pour étayer l'apprentissage de la langue écrite.
Pour elle, la maîtrise de l'écrit repose sur la maîtrise antérieure de
l'oral.
Lire c'est comprendre : notre ministère
définit ainsi la lecture dans ses programmes de 85.
Cette formule soulève des problèmes théoriques et
pratiques. On a longtemps privilégié le déchiffrement, le décodage
sans prêter attention à la production de SENS. Le déchiffrement et la
construction du sens sont deux conduites dissociées voire opposées, ont
dit certains. D'autres ont pensé et pensent que le déchiffrement est le
préalable indispensable à la compréhension d'un texte.
Ces différentes conceptions de la lecture peuvent
être classées par rapport à trois grands modèles théoriques :
- les modèles de bas en haut
- les modèles de haut en bas
- les modèles mixtes
Les modèles de bas en haut :
L'élève identifie d'abord les lettres, les combine
en syllabes, réunit les syllabes en mots puis associe les mots en
phrases. C'est une démarche linéaire, hiérarchisée qui va des
processus primaires (perception, assemblage des lettres) à des processus
cognitifs supérieurs (production de sens).
Les modèles de haut en bas :
Ces modèles insistent sur les opérations telles que
celles de cadrage, de raisonnement, de mobilisations de connaissances,
anticipation sémantique, utilisation du contexte, formulations de
questions et prévisions de réponses. Les informations du texte sont
traitées par comparaison et vérifiées. Le décodage pourrait être
alors être nuisible à l'activité de compréhension.
Les modèles mixtes :
Selon ce modèle, lire c'est à la fois pouvoir
décoder et comprendre un texte écrit. L'élève part à la fois
d'éléments d'ordre divers (syntaxe, signes graphiques divers) et de
l'idée qu'il se fait du texte.
Ces quelques données théoriques nous permettent de
mieux comprendre les difficultés de nos "jeunes dyslexiques".
En classe de 6ème et 5ème,
les élèves cherchent à déchiffrer le texte à tout prix et butent sur
un ou plusieurs mots. Ils peuvent être alors absorbés par
l'identification de ces mots à tel point qu'ils sont incapables
d'anticiper. Ne comprenant pas le mot, s'ils n'en demandent pas le sens,
ils passent au-dessus. La lecture est linéaire, centrée sur le décodage
et la pluralité des prises d'indices est exclue. Ils n'explorent pas
toujours la page et les indices typographiques divers, les titres,
l'organisation d'ensemble.
La lecture parcellaire est aussi un autre aspect de
ces difficultés. Elle n'est pas hiérarchisée ni orientée par un cadre
d'ensemble (la construction progressive d'une macro-structure, d'un
schéma du texte). Ils accumulent les informations de détail ce qui
empêche d'avoir une idée d'ensemble. Il y a alors obstacle à distinguer
les thèmes de leurs expansions diverses, l'idée principale des exemples.
La longueur du texte pose aussi problème. Si les
textes courts sont assez bien compris, dès qu'ils sont un peu plus longs,
les élèves n'ont pas les moyens d'intégrer et de hiérarchiser les
informations. Ils oublient certains points, se perdent.
Ces difficultés peuvent aller jusqu'à modifier
l'image qu'a le lecteur de lui-même : il pense ne rien savoir et est
incapable d'actualiser ce qu'il connaît déjà ; il ne transpose ni son
expérience ni ses références. Il peut même aller jusqu'à se croire
"retardé" lorsqu'il ne s'agit en fait que d'un manque
d'information, de méthode, ou de représentation claire du sens de cette
activité.
Dans notre réflexion pédagogique, nous avons
construit des objectifs généraux et des compétences à atteindre pour
bien comprendre un texte :
Compétences méthodologiques :
Être capable :
- d'avoir une démarche active face à l'écrit,
s'approprier la situation.
- de renoncer à une lecture linéaire.
- d'explorer toute la page.
- de mobiliser et organiser les informations dont on
dispose.
- de vérifier, revenir en arrière dans le texte.
- de réfléchir sur ce qu'on pense avoir compris.
Compétences relatives aux démarches discursives
et cognitives :
Savoir se poser des questions, c'est à dire être
capable :
- d'aborder le texte comme un problème à résoudre
- de reformuler les informations qu'il contient
- de se représenter les buts de l'écrit
- de se poser les questions intermédiaires en
fonction de ce qu'on sait
- de distinguer ce qu'on sait de ce qu'on ne sait pas
Traiter les informations :
Être capable :
- de comprendre des indices : graphiques,
typographiques, iconiques, sémiotiques, syntaxiques et sémantiques.
- d'organiser les informations.
- de traiter et d'utiliser ces informations.
- de repérer les informations directement de celles
obtenues par déduction.
- de localiser les informations manquantes.
- de récapituler et de mobiliser les informations
qu'on possède déjà.
Savoir anticiper :
- être capable d'envisager les conséquences d'une
action.
- être capable de se projeter dans l'avenir, choisir
une stratégie, en déduire les conséquences.
Savoir évaluer
Ce rappel de quelques notions qui sous-tendent notre
enseignement étant fait, il nous reste à expliquer l'enjeu que tout cela
implique pour l'avenir de notre S.E.G.P.A.
Nous avons insisté sur la spécificité de notre
structure. Nous sommes atypiques. Nous comptons le rester et revendiquons
haut et fort notre différence.
Les circulaires ministérielles de 96 et 98, dans
leur volonté d'amélioration et de transformation des S.E.G.P.A.,
insistent sur la nécessité de modifier de choix des champs
professionnels en classe de 4ème.
Antérieurement, les élèves se voyaient proposer un
apprentissage unique sous forme de gestes répétitifs. Il leur est
désormais proposer d'expérimenter diverses techniques afférentes à
divers métiers, le choix ne se faisant que plus tard, après la classe de
3ème. Cette découverte de 2 ou 3 champs professionnels en
classe de 4ème par rotation d'élèves sur tous les ateliers
existant est confortée par la mise en réseau, lorsque c'est possible, de
plusieurs S.E.G.P.A. entre elles.
Notre établissement, de par sa population (élèves
normalement intelligents) et de par l'organisation (nous travaillons en
fait comme un mini L.P. des métiers de bouche avec un restaurant
d'application ouvert au public) souhaite conserver son fonctionnement
actuel.
Le but de cette réforme est d'améliorer la
construction du projet personnel de l'élève en lui donnant un maximum de
possibilités pour choisir un métier futur.
Or, dans notre établissement, le choix de l'atelier
n'est pas imposé. Les parents visitent, choisissent en toute connaissance
et acceptent ou refusent l'affectation à la S.E.G.P.A. DARGENT. Les
élèves, à la sortie de la classe de 3ème, entrent en L.P.
au niveau d'un C.A.P., voire d'un B.E.P. et poursuivent leurs études,
pour certains, jusqu'au BAC. PRO. Notre mise en réseau se fait avec un
L.P. des métiers de bouche et un L.P. de mécanique générale.
3) Pourquoi changer une formule qui fait ses preuves
?
Mais voici maintenant une recette qui n'est pas que
pédagogique, une recette qui, comme nous l'avons dit dans l'introduction,
est une réponse parmi de nombreuses à l'amélioration des difficultés
des élèves par rapport aux écrits.
Notre propos, évidemment, se situera hors du débat
entre la dyslexie et les dyslexies. Il ne traitera que d'une réponse
pédagogique parmi tant d'autres. Il essaie de monter comment les
enseignements professionnels adaptés peuvent offrir un cadre pour
construire des apprentissages langagiers et comment les activités
langagières (lire-écrire-parler) participent à la construction des
savoirs disciplinaires.
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